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L’homme noir
avait des postes de garde tout le long de la frontière est de l’Oregon. Le plus
important était celui d’Ontario, l’autoroute 80. Six hommes s’y étaient installés
dans la remorque d’un gros camion Peterbilt. Ils étaient là depuis plus d’une
semaine, passant la journée à jouer au poker à coups de billets de vingt et de
cinquante dollars, aussi inutiles maintenant que des billets de Monopoly. L’un
d’eux avait déjà gagné près de soixante mille dollars. Un autre – un homme qui
ne gagnait sans doute pas plus de dix mille dollars par an dans le monde d’avant
la grippe – était dans le trou de plus de quarante mille dollars.
Il avait plu presque toute la
semaine et les hommes commençaient à rouspéter. Ils étaient venus de Portland, et
ils voulaient retourner là-bas. Il y avait des femmes à Portland. Un puissant
émetteur-récepteur était accroché au sommet d’une perche, mais il ne captait
que des parasites. Les six hommes n’attendaient qu’un seul mot : Rentrez.
Ce qui voudrait dire que l’homme qu’ils attendaient avait été capturé ailleurs.
L’homme qu’ils attendaient avait
environ soixante-dix ans. Cheveux clairsemés, constitution robuste. Il portait
des lunettes et conduisait une quatre roues motrices blanc et bleu, Jeep ou
International-Harvester. Dès qu’il serait découvert, il fallait le tuer.
Ils étaient nerveux. Et ils s’ennuyaient
– la nouveauté de miser de fortes sommes au poker avec de vrais billets de
banque s’était émoussée deux jours plus tôt, même pour les moins doués – mais
pas assez pour rentrer à Portland sans autorisation. Car c’était Le Promeneur
lui-même qui leur avait donné leurs ordres et, en dépit de toutes ces journées
passées sous la pluie dans une remorque, il continuait à les terroriser.
S’ils salopaient le boulot et qu’il s’en aperçût, ils n’auraient plus qu’à
faire leurs prières.
Ils jouaient donc aux cartes, faisant
le guet à tour de rôle par une fente découpée dans la carrosserie de la
remorque. L’autoroute 80 était déserte sous cette pluie maussade qui ne cessait
de tomber. Mais, si la voiture du vieux arrivait, elle serait vue… et arrêtée.
– C’est un espion de l’autre
camp, leur avait dit Le Promeneur, son horrible sourire sur les lèvres.
Pourquoi si horrible ? Aucun
d’eux n’aurait pu le dire, mais lorsque vos yeux rencontraient ce sourire vous
aviez l’impression que votre sang se transformait en une soupe à la tomate qui
vous brûlait les veines.
– C’est un espion. Nous
pourrions l’accueillir à bras ouverts, tout lui montrer, le renvoyer chez lui
sans lui faire de mal. Mais je le veux. Je les veux tous les deux. Et nous
allons renvoyer leurs têtes de l’autre côté des montagnes avant les premières
neiges. Pour les faire réfléchir pendant l’hiver.
Il avait éclaté d’un rire sonore
devant ceux qu’il avait rassemblés dans une des salles de réunion du Centre des
congrès de Portland. Ils avaient souri eux aussi, mais pas de bon cœur. Ils
pouvaient bien se féliciter les uns les autres d’avoir été choisis pour cette
mission. Au fond d’eux-mêmes, ils auraient bien voulu que ces yeux joyeux, horribles,
que ces yeux de belette se posent sur quelqu’un d’autre.
Il y avait un autre poste de
garde important à Sheaville, loin au sud d’Ontario. Quatre hommes attendaient
dans une petite maison un peu à l’écart de l’autoroute 95 qui descend en
serpentant vers le désert Alvord et ses fantastiques formations rocheuses, sillonné
de cours d’eau noirs et violents.
Les autres postes, douze, s’échelonnaient
depuis le tout petit village de Flora, en bordure de la route 3, à moins de
cent kilomètres de la frontière de l’État de Washington, jusqu’à McDermitt, sur
la frontière séparant l’Oregon du Nevada. Deux hommes attendaient dans chacun
de ces postes.
Un vieillard dans une 4 x 4 bleu
et blanc. Toutes les sentinelles avaient les mêmes instructions : Tuez-le
mais ne touchez pas à sa tête. Pas de sang ni de marques au-dessus de la
pomme d’Adam.
– Je ne veux pas leur
envoyer de la marchandise avariée, leur avait dit Randy Flagg, et son rire
avait claqué et grondé comme la foudre.
La frontière entre l’Oregon et l’Idaho
est marquée au nord par une rivière, la Snake. Si vous suivez la Snake en
direction du nord à partir d’Ontario, la petite ville où les six hommes
enfermés dans leur remorque jouaient aux cartes pour de l’argent qui ne valait
plus rien, vous finissez par arriver à un jet de salive de Copperfield. La
Snake fait un coude à cet endroit. Les géologues diraient qu’elle décrit un
méandre, ce qui est exact. Quoi qu’il en soit, un barrage vient couper le cours
de la Snake près de Copperfield. Et ce jour-là, 7 septembre, tandis que Stu
Redman et son groupe se traînaient sur la nationale 6, plus de mille six cents
kilomètres au sud-est, Bobby Terry était assis dans l’épicerie-bazar de Copperfield,
une pile de bandes dessinées à côté de lui. Il se demandait si le barrage de la
Snake était bien solide et si les vannes étaient restées ouvertes ou fermées. Dehors,
la nationale 86 passait devant l’épicerie.
Bobby et son copain Dave Roberts
(qui dormait en haut, dans le logement de l’épicier) avaient beaucoup parlé du
barrage. Il pleuvait depuis une semaine. La Snake était haute. Suppose que ce
vieux barrage décide de lâcher ? Pas trop bon. Une muraille d’eau
balaierait Copperfield. Bobby Terry et Dave Roberts allaient se retrouver en
train de barboter dans le Pacifique. Ils avaient pensé faire un tour au barrage
pour voir s’il y avait des fissures, mais finalement ils n’avaient pas osé. Les
ordres de Flagg étaient nets et précis : Ne vous montrez pas.
Dave avait fait remarquer que
Flagg pouvait être n’importe où. C’était un grand voyageur et l’on racontait
déjà comment il apparaissait tout à coup dans un misérable hameau où il n’y
avait qu’une poignée de gens en train de réparer des lignes haute tension ou de
recueillir des armes dans une installation de l’armée. Il apparaissait, comme
un fantôme. Un fantôme noir, grimaçant, chaussé de bottes poussiéreuses aux
talons usés. Parfois il était seul, parfois il était accompagné de Lloyd
Henreid, au volant d’une énorme Daimler, aussi longue et noire qu’un corbillard.
Parfois il était à pied. Un moment il était là, l’instant d’après ailleurs. Il
pouvait être à Los Angeles un jour (c’est du moins ce qu’on disait) pour
apparaître à Boise le lendemain… à pied.
Mais comme Dave l’avait fait
observer, Flagg pouvait bien être Flagg, il ne pouvait quand même pas se
trouver à six endroits en même temps. Donc, l’un d’eux pouvait cavaler jusqu’à
ce foutu barrage jeter un coup d’œil, et revenir sans traîner. Mille chances
contre une de réussir.
– Parfait, tu y vas, lui
avait dit Bobby Terry. Tu as ma permission.
Mais Dave avait décliné l’invitation
avec un sourire gêné. Car Flagg savait les choses. Il n’avait pas besoin
de se pointer à l’épicerie. Certains disaient qu’il possédait un pouvoir surnaturel
sur les prédateurs du règne animal. Une femme, Rose Kingman, prétendait l’avoir
vu faire claquer ses doigts devant une bande de corbeaux perchés sur un fil
téléphonique. Les corbeaux étaient venus se poser sur ses épaules, racontait
Rose Kingman, et s’étaient mis à croasser : Flagg… Flagg… Flagg…
C’était complètement ridicule, il
le savait bien. Un crétin pouvait sans doute y croire, mais Dolorès, la mère de
Bobby Terry, n’avait pas mis au monde un crétin. Il savait comment les
histoires grossissent, entre la bouche qui parle et l’oreille qui écoute. Et
que l’homme noir ne demandait pas mieux qu’on répète ces racontars.
Pourtant son instinct le faisait
frissonner quand il entendait ces histoires, comme si elles renfermaient toutes
une parcelle de vérité. Certains disaient qu’il pouvait appeler les loups ou
posséder en esprit le corps d’un chat. À Portland un homme prétendait qu’il
avait une belette, une loutre ou une autre bestiole infecte dans ce vieux sac à
dos de boy-scout qu’il portait toujours quand il marchait. Des bêtises. Mais… supposez
qu’il sache vraiment parler aux animaux… et supposez que lui ou Dave aille
faire un tour au barrage, en violation flagrante de ses ordres, et qu’on le
voie.
Le châtiment pour ceux qui
désobéissaient était la crucifixion.
De toute façon, Bobby Terry avait
l’impression que ce vieux barrage tiendrait le coup.
Il prit une Kent et l’alluma. Il
fit une grimace. Le tabac était sec. Encore six mois, et ces foutues cigarettes
seraient toutes infumables. Tant mieux peut-être. Ces saloperies vous tuaient à
petit feu.
Il soupira et prit une autre
bande dessinée dans la pile. Une idiotie à propos de tortues mutantes
complètement connes, Ninja. Dégoûté, il lança à l’autre bout de l’épicerie
l’album qui vint se percher sur la caisse enregistreuse, à moitié ouvert, comme
une tente. Quand on lit ces trucs-là, pensa-t-il, c’est tout juste si on ne
pense pas que le monde aurait aussi bien pu disparaître.
Il prit un autre album, un Batman – ça, c’était un héros à peu près vraisemblable –, et il allait tourner la
première page lorsqu’il vit la Scout bleue passer devant lui, en direction de l’ouest.
Ses gros pneus faisaient jaillir des gerbes d’eau boueuse.
Bobby Terry regardait bouche bée
l’endroit où la voiture venait de passer. Il ne parvenait pas à croire que le
véhicule qu’ils recherchaient tous venait de filer sous son nez. Pour être
franc, il avait cru que toute cette histoire n’était qu’un prétexte pour les
occuper un peu.
Il se précipita vers la porte et
l’ouvrit d’un coup. Le Batman à la main, il sortit en courant sur le
trottoir. Peut-être n’était-ce qu’une hallucination. Il suffisait de penser à
Flagg pour avoir des hallucinations.
Mais non. Il aperçut le toit de
la Scout qui disparaissait derrière une côte, à la sortie du village. Au pas de
course, il rentra dans l’épicerie et appela Dave en hurlant à pleins poumons.
Le juge se
cramponnait à son volant, essayant de se convaincre, primo, que l’arthrite
n’existait pas, secundo, que si elle existait, il n’en souffrait pas, tertio,
que s’il en souffrait, elle ne l’avait jamais gêné par temps de pluie. Il ne
chercha pas à pousser plus loin son raisonnement car la pluie était un fait indéniable,
comme aurait dit son père, et qu’il n’y avait pas d’espoir, sauf le Mont de l’Espoir.
Oui… Tout cela n’allait pas le
mener très loin, pensa-t-il.
Il y avait trois jours qu’il
roulait sous la pluie. Parfois une petite bruine, mais le plus souvent des
averses proprement torrentielles. C’était un fait indéniable. Les routes
étaient sur le point de s’effondrer par endroits. Au printemps, beaucoup seraient
totalement impraticables. Plus d’une fois, il avait remercié Dieu d’avoir pris
cette Scout pour sa petite expédition.
Les trois premiers jours sur l’autoroute
80 l’avaient convaincu qu’il n’arriverait pas sur la côte du Pacifique avant l’an
2000 s’il ne prenait pas des routes secondaires. L’autoroute était étrangement
déserte par endroits. Ailleurs, il avait pu zigzaguer en seconde entre les
véhicules immobilisés. Mais trop souvent, il avait dû se servir du treuil de la
Scout pour déplacer une voiture et se faufiler tant bien que mal au milieu d’un
embouteillage.
À Rawlins, il en avait eu assez. Il
avait pris au nord-ouest, par la nationale 287, et deux jours plus tard il
campait dans le Wyoming, à l’est de Yellowstone. Dans cette région, les routes
étaient presque désertes. La traversée du Wyoming et de l’est de l’Idaho avait
été une expérience effrayante, cauchemardesque. Il n’aurait jamais cru que la
mort puisse imprégner autant un pays aussi vide, et même sur son âme à lui. Mais
elle était là – immobilité maligne sous l’immense ciel de ce pays que
sillonnaient autrefois les cerfs et les caravanes de camping. Elle était là
dans ces poteaux de téléphone qui étaient tombés et que personne n’avait
redressés ; elle était là dans l’attente glacée des petites villes qu’il
traversait : Lamont, Muddy Gap, Jeffrey City, Lander, Crowheart.
Sa solitude avait grandi quand il
avait compris toute la dimension de ce vide, quand il avait accepté la présence
de la mort. Peu à peu, il avait acquis la conviction qu’il n’allait jamais plus
revoir la Zone libre de Boulder, ni ceux qui y habitaient – Frannie, Lucy, le
jeune Lauder, Nick Andros. Et il commençait à se dire qu’il comprenait
maintenant ce qu’avait pu sentir Caïn quand Dieu l’exila au pays de Nod.
Si ce n’est que le pays de Nod
était à l’est d’Éden.
Et le juge était à l’ouest.
Cette impression le frappa avec
une violence particulière lorsqu’il passa du Wyoming en Idaho, par le col
Targhee. Il s’était arrêté au bord de la route pour manger quelque chose. Aucun
bruit, si ce n’est le bouillonnement colérique d’un torrent tout proche et un
grincement étrange qui lui fit penser à une charnière rouillée. Au-dessus de
lui, le ciel bleu commençait à s’ensabler d’écailles plombées. La pluie arrive,
et avec la pluie l’arthrite. Son arthrite s’était tenue bien tranquille jusqu’à
présent, malgré l’exercice, les longues heures au volant et…
… mais quel était donc ce bruit
de charnière rouillée ?
Quand il eut terminé de déjeuner,
il prit son Garand et descendit vers les tables de pique-nique qui bordaient le
torrent – un endroit bien agréable s’il avait fait plus beau. Plusieurs se
dressaient au milieu d’un petit bosquet d’arbres. Et pendu à l’un de ces arbres,
ses chaussures touchant presque le sol, un homme se balançait, la tête
grotesquement penchée sur le côté, son cadavre nettoyé de pratiquement toute sa
chair par les oiseaux. Le bruit qui avait intrigué le juge venait de la corde
qui glissait sur la branche. Elle était si usée qu’elle n’allait plus tarder à
se casser.
C’est alors qu’il avait compris
qu’il était arrivé à l’ouest.
Dans l’après-midi, vers quatre
heures, les premières gouttes hésitantes de pluie s’étaient écrasées sur le
pare-brise de la Scout. Depuis, il n’avait pas cessé de pleuvoir.
Il était arrivé à Butte City deux
jours plus tard. Il avait si mal aux doigts et aux genoux qu’il avait dû s’arrêter
une journée entière, réfugié dans une chambre de motel. Allongé sur un lit, entouré
de cet immense silence, des serviettes chaudes sur les mains et les genoux, plongé
dans la lecture de Law and the Classes of Society de Lapham, le juge
Farris faisait un bien étrange Robinson Crusoé.
Bourré d’aspirine et de brandy, il
s’était remis en route, explorant patiemment les routes secondaires, contournant
les véhicules immobilisés en s’enfonçant dans les accotements bourbeux plutôt
que d’utiliser le treuil qui le forçait à se baisser pour attacher le câble. Mais
ce n’était pas toujours possible. Alors qu’il approchait des monts de la Salmon
River, deux jours plus tôt, le 5 septembre, il avait dû remorquer en marche
arrière un gros camion de la compagnie de téléphone ConTel sur plus de deux kilomètres
avant que l’accotement ne cède et qu’il puisse faire basculer l’horrible engin
dans une rivière innommable, puisqu’il n’en connaissait pas le nom.
Dans la nuit du 4 septembre, un
jour avant l’incident du camion de la ConTel et trois jours avant que Bobby
Terry ne le voie traverser Copperfield, il avait passé la nuit à New Meadows. Un
incident plutôt désagréable s’était alors produit. Il s’était arrêté au motel
Ranchband, avait décroché une clé à la réception et s’était trouvé quelque
chose en prime – un radiateur électrique à batterie qu’il avait installé au
pied de son lit. La nuit venue, il était au chaud, parfaitement bien dans sa
peau pour la première fois depuis une semaine. Le radiateur chauffait très fort.
Le juge était en sous-vêtements, le dos calé sur plusieurs oreillers, et il
lisait le compte rendu d’un procès qui avait eu lieu à Brixton, dans le Mississippi.
Une Noire illettrée avait été condamnée à dix ans de prison pour vol à l’étalage.
Le procureur et trois des jurés étaient noirs. Lapham semblait vouloir dire que…
Toc, toc, toc, à la
fenêtre.
Le vieux cœur du juge chancela
dans sa poitrine. Lapham fit un vol plané. Le juge saisit le Garand appuyé
contre une chaise et se retourna vers la fenêtre, prêt à tout. L’histoire qu’il
avait préparée au cas où on l’interrogerait traversa son esprit à toute vitesse,
comme un fétu de paille emporté par le vent. Et voilà. Ils voulaient savoir qui
il était, d’où il venait…
C’était un corbeau.
Le juge se détendit, petit à
petit, et parvint à esquisser un mince sourire.
Un corbeau, tout simplement.
Il était debout sous la pluie, perché
sur le rebord de la fenêtre, ses plumes brillantes grotesquement collées
ensemble, ses petits yeux observant à travers la vitre ruisselante un très
vieil homme de loi et le plus vieil espion amateur du monde, allongé sur un lit
de motel dans l’ouest de l’Idaho, complètement nu à part son boxer-short semé d’inscriptions
en lettres mauve et or : LOS ANGELES LAKERS, un gros bouquin de droit posé
sur son gros ventre. Le corbeau semblait presque sourire devant ce spectacle. Le
juge se détendit complètement et rendit son sourire à l’oiseau. D’accord, tu
peux te moquer de moi. Mais après deux semaines de solitude dans ce pays désert
il pensa qu’il avait raison de se sentir un peu nerveux.
Toc, toc, toc.
Le corbeau cognait sur la vitre
avec son bec. Comme tout à l’heure.
Le sourire du juge commença à s’effacer.
Il y avait quelque chose dans la manière dont ce corbeau le regardait qu’il n’aimait
pas beaucoup. L’oiseau semblait encore sourire, mais le juge aurait juré que c’était
un sourire de mépris, une sorte de ricanement.
Toc, toc, toc.
Comme le corbeau qui était allé
se percher sur le buste de Pallas. Quand vais-je découvrir ce qu’ils ont besoin
de savoir, mes amis de la Zone libre qui semblent si loin ? Jamais.
Découvrirai-je le défaut de la
cuirasse de l’homme noir ? Jamais.
Reviendrai-je sain et sauf ?
Jamais.
Toc, toc, toc.
Le corbeau le regardait et
paraissait sourire.
Et c’est alors qu’il comprit – vague
certitude qui fit se recroqueviller ses testicules – que ce qu’il voyait devant
lui était l’homme noir, son âme, son ka incarné dans ce corbeau
grimaçant, trempé de pluie, qui l’observait.
Fasciné, le juge soutenait le
regard de l’oiseau.
Les yeux du corbeau semblèrent s’élargir.
Ils étaient bordés de rouge, remarqua le juge, un riche rubis sombre. Les
gouttes de pluie glissaient et tombaient, glissaient et tombaient. Le corbeau
se pencha en avant et, d’un mouvement décidé, cogna sur la vitre.
Et le juge pensait : Il
croit m’hypnotiser. Il y arrive peut-être, un peu. Mais je suis sans doute trop
vieux pour ces choses. Et supposons… c’est idiot, naturellement, mais supposons
que ce soit lui. Et supposons que je puisse prendre assez vite ce fusil. Il y a
quatre ans que je ne fais plus de tir au pigeon, mais j’ai été champion de mon
club en 76, et encore une fois en 79. J’étais encore assez bon en 86. Rien d’extraordinaire,
pas de ruban cette année-là si bien que j’ai abandonné. Ma fierté tenait mieux
le coup que mes yeux. Mais quand même capable d’arriver cinquième sur
vingt-deux concurrents. Et cette fenêtre est beaucoup plus près. Si c’était lui,
pourrais-je le tuer ? Emprisonner son ka – si cette chose existe – dans le
cadavre de ce corbeau ? Serait-il contre l’ordre des choses qu’un vieux
bonhomme mette un point final à toute cette affaire en assassinant sans gloire
un corbeau dans l’ouest de l’Idaho ?
Le corbeau grimaçait. Le juge
était maintenant tout à fait certain qu’il grimaçait.
Tout à coup, le juge se redressa,
épaula le Garand d’un mouvement rapide et sûr – mieux qu’il n’aurait cru
pouvoir le faire. Une sorte de panique sembla s’emparer du corbeau. Ses plumes
trempées de pluie battirent, projetant des gouttelettes d’eau. Ses yeux
semblèrent s’ouvrir très grands, terrorisés. Le juge l’entendit pousser un croâ !
étranglé et, un instant, il eut une certitude triomphante : c’était
bien l’homme noir, il s’était trompé sur le compte du juge, et le prix qu’il
allait payer pour cette erreur serait sa misérable vie…
– PRENDS ÇA ! tonna
le juge en appuyant sur la détente.
Mais elle refusa de bouger car il
avait laissé le cran de sûreté. Un moment plus tard, la fenêtre était vide. Seule
la pluie claquait contre les vitres.
Le juge laissa retomber le Garand
sur ses jambes. Il se sentait vidé, stupide. Mais il se dit que ce n’était qu’un
corbeau après tout, une petite distraction pour mettre un peu d’animation dans
cette soirée. Et s’il avait cassé la vitre, il aurait plu à l’intérieur. Si
bien qu’il se serait lui-même infligé l’insupportable ennui d’un changement de
chambre. Bref, il avait eu de la chance.
Il dormit mal cette nuit-là. Plusieurs
fois il se réveilla en sursaut, braquant les yeux sur la fenêtre convaincu qu’il
avait entendu frapper contre la vitre. Si le corbeau se reposait sur son
perchoir, cette fois il ne repartirait plus. Le juge avait pris la précaution d’ôter
le cran de sûreté.
Mais le corbeau ne revint pas.
Le lendemain matin, il avait
continué sa route en direction de l’ouest. Son arthrite n’allait pas plus mal, mais
certainement pas mieux. À onze heures et quelques minutes, il s’était arrêté
dans un petit café pour déjeuner. Comme il terminait son sandwich et son thermos
de café, il avait vu un gros corbeau battre lourdement des ailes et atterrir
sur un fil téléphonique un peu plus loin dans la rue. Fasciné, le juge l’observait,
le gobelet rouge du thermos immobilisé à mi-chemin entre la table et sa bouche.
Ce n’était pas le même corbeau naturellement. Il devait y avoir des millions de
corbeaux à présent, tous gros et gras. Le monde était devenu un monde de corbeaux.
N’empêche, il avait l’impression que c’était bien le même corbeau et il eut
alors un mauvais pressentiment, un sentiment envahissant de résignation qui lui
disait que tout était fini.
Il n’avait plus faim.
Et il s’était remis en route. Quelques
jours plus tard, à midi et quart – il était maintenant dans l’Oregon et suivait
la nationale 86 –, il traversa la ville de Copperfield, sans même jeter un coup
d’œil à l’épicerie-bazar où Bobby Terry le regardait passer, bouche bée. Le
Garand était à côté de lui sur la banquette, cran de sûreté enlevé, de même qu’une
boîte de munitions. Le juge avait décidé de tirer sur tous les corbeaux qu’il
rencontrerait.
Question de principe.
– Plus
vite ! Tu peux pas aller plus vite avec cette foutue bagnole ?
– Fais pas chier, Bobby
Terry. C’est pas parce que tu roupillais que tu dois me casser les roustons.
Dave Roberts était au volant de
la Willys International qu’ils avaient garée à reculons dans la ruelle bordant
la petite épicerie. Quand Bobby Terry avait enfin réussi à réveiller Dave et à
le faire s’habiller, le vieux dans sa Scout avait pris dix minutes d’avance sur
eux. Il pleuvait très fort et la visibilité était mauvaise. Bobby Terry tenait
une Winchester sur ses genoux. Et il avait aussi un Colt 45 à la ceinture.
Dave, qui portait des bottes de
cow-boy, un jeans, un ciré jaune et rien d’autre, lui jeta un coup d’œil.
– Si tu continues à faire
joujou avec cette gâchette, tu vas percer un trou dans ta portière, Bobby Terry.
– T’occupe… Dans le bide, marmonnait
Bobby Terry. Le tirer dans le bide. Faut pas amocher la tête. C’est ça.
– Arrête de parler tout seul.
Les gens qui parlent tout seuls jouent tout seuls avec leur petit machin dans
le noir. Voilà ce que je pense.
– Où c’est qu’il est ? demanda
Bobby Terry.
– On va le rattraper. Sauf
si t’as rêvé. J’aimerais pas être dans ta peau si t’as rêvé, mon vieux.
– J’ai pas rêvé. C’était la
Scout. Et s’il prend une autre route ?
– Quelle route ? Il n’y
a que des chemins de ferme jusqu’à l’autoroute. Il pourrait pas faire cinq
mètres là-dessus sans s’embourber jusqu’aux essieux, quatre-quatre ou pas. Relaxe,
Bobby Terry.
– J’peux pas, répondit Bobby
Terry d’une voix geignarde. J’peux pas m’empêcher de penser à ce qu’on doit
sentir quand on te met à sécher en plein désert, pendu à un poteau de téléphone.
– Tu parles !… Merde !
Tu vois ? On lui colle au cul.
Devant eux, le résultat d’une
collision frontale entre une Chevy et une grosse Buick, vieille de plusieurs
mois déjà. Sous la pluie, les deux épaves bloquaient complètement la route, comme
les ossements rouillés de deux mastodontes restés sans sépulture. Sur la droite,
des marques fraîches de pneus zébraient l’accotement.
– C’est lui, dit Dave. Il y
a pas cinq minutes qu’il est passé.
Un coup de volant à droite et la
Willys monta sur l’accotement en cahotant furieusement. Dave retourna sur la
chaussée au même endroit que le juge et les deux hommes virent les arêtes de
poisson boueuses que les pneus de la Scout avaient laissées sur l’asphalte. En
haut de la colline suivante, ils aperçurent la Scout qui disparaissait derrière
une butte, trois kilomètres plus loin.
– Hue cocotte ! cria
Dave Roberts. Vas-y ma vieille !
Il écrasa l’accélérateur et l’aiguille
du compteur de la Willys monta lentement jusqu’à cent. Le pare-brise n’était
plus qu’un brouillard argenté de pluie que les essuie-glaces ne pouvaient
espérer dissiper. Au sommet de la butte, ils revirent la Scout, plus près cette
fois. Dave alluma ses phares et se mit à faire des signaux. Quelques moments
plus tard, la Scout répondit en faisant clignoter ses stops.
– Bon, dit Dave. On joue les
gars sympa. Faut qu’il descende de sa bagnole. Ne fais pas le con, Bobby Terry.
Si on fait du beau travail, on va se retrouver dans deux belles suites au MGM
Grand Hotel. Si on fait les cons, on se fait défoncer le trou du cul. Alors, fais
pas le con. Tu t’arranges pour qu’il sorte de sa bagnole.
– Merde, pourquoi qu’il est
pas passé par Robinette ? pleurnicha Bobby Terry, les mains serrées sur sa
Winchester.
Dave lui donna une tape sur les
mains.
– Et tu sors pas avec ton
fusil !
– Mais…
– Ta gueule ! Et souris
nom de Dieu !
Bobby Terry fit un effort pour
sourire. Un sourire de clown mécanique.
– T’es bon à rien, grommela
Dave. Je vais faire le boulot. Reste dans la bagnole.
Ils étaient arrivés à la hauteur
de la Scout qui attendait, deux roues sur la chaussée deux roues sur le
bas-côté. Souriant, Dave sortit de la Willys, les mains dans les poches de son
ciré. Et dans sa poche gauche, un 38 Police Spécial.
Le juge descendit avec précaution
de la Scout. Lui aussi avait un ciré jaune. Il marchait à petits pas, comme
quelqu’un qui porte un vase fragile. L’arthrite s’était précipitée sur lui
toutes griffes dehors, comme une tigresse. Il avait son Garand à la main gauche.
– Hé ! Vous n’allez pas
vous servir de ce machin-là ? lui dit l’homme de la Willys avec un sourire
amical.
– Je ne crois pas, répondit
le juge en haussant la voix pour se faire entendre sous le crépitement régulier
de la pluie. Vous étiez à Copperfield ?
– C’est ça. Je m’appelle
Dave Roberts, dit-il en tendant la main.
– Et moi, Farris, fit le
juge en tendant lui aussi la main.
Il jeta un coup d’œil dans la
direction de la Willys et vit Bobby Terry qui se penchait dehors, tenant son 45
à deux mains. La pluie dégouttait au bout du canon. Pâle comme un mort, Bobby
continuait à sourire comme un maniaque.
– Salopard, murmura le juge.
Et sa main glissante par la pluie
échappa à celle de Roberts au moment où Roberts tirait à travers la poche de
son ciré. La balle perfora l’abdomen du juge, juste au-dessous de l’estomac, s’aplatit,
se mit à tourner comme une vrille, s’écrasa en prenant la forme d’un champignon
et sortit à droite de la colonne vertébrale, laissant derrière elle un trou de
la taille d’une soucoupe. Le juge laissa tomber son Garand et alla s’écraser
contre la portière de la Scout, restée ouverte.
Aucun d’eux ne remarqua le
corbeau qui s’était posé sur un fil téléphonique, de l’autre côté de la route.
Dave Roberts s’avança pour
terminer son travail. Au même instant, Bobby Terry tira de la Willys. Sa balle
toucha Roberts à la gorge dont il ne resta plus grand-chose une seconde plus
tard. Une cascade de sang tomba sur le ciré de Roberts, se mélangeant avec la
pluie. Roberts se tourna vers Bobby Terry remua silencieusement la mâchoire, stupéfait,
les yeux ronds. Il fit deux pas hésitants en avant, puis l’expression d’étonnement
disparut de son visage. Rien ne vint la remplacer. L’homme tomba raide mort. La
pluie tambourinait sur le dos de son ciré.
– Merde de merde, qu’est-ce
que t’as fait ! criait Bobby Terry, épouvanté.
Et le juge pensa : Mon
arthrite a disparu. Si je vivais, j’étonnerais le corps médical. Le remède
contre l’arthrite : une balle dans le ventre. Oh mon Dieu, ils m’attendaient.
C’est Flagg qui leur avait dit d’être là ? C’est lui, certainement, Jésus,
aide les autres que le comité a envoyés…
Le Garand était par terre. Il se
baissa pour le ramasser et sentit que ses entrailles essayaient de s’échapper. Étrange
sensation. Pas très agréable. Tant pis. Il prit le fusil. Le cran de sûreté
était défait ? Oui. Il commença à lever son arme. Elle semblait peser une
tonne.
Bobby Terry réussit enfin à s’arracher
à la contemplation de Dave, juste à temps pour voir le juge qui se préparait à
tirer. Le vieil homme était assis sur la route. Son ciré était rouge de sang, de
la poitrine jusqu’en bas. Il avait posé le canon du Garand sur son genou.
Bobby tira au jugé et manqua sa
cible. Le Garand partit dans un gigantesque coup de tonnerre et des éclats de
verre se mirent à pleuvoir sur le visage de Bobby Terry. Il hurla, certain d’être
mort. Puis il vit que tout le côté gauche du pare-brise avait disparu et
comprit alors qu’il était toujours dans la course.
Lentement, le juge corrigeait le
tir, faisant pivoter le Garand d’environ deux degrés sur son genou. Bobby Terry,
fou de peur, tira trois fois en succession rapide. La première balle fit un
trou sur le côté de la cabine de la Scout. La deuxième frappa le juge au-dessus
de l’œil droit. Un 45 est un gros calibre. À courte distance, il provoque des
dégâts importants, tout à fait déplaisants. Cette balle fit donc sauter la
presque totalité de la calotte crânienne du juge qui vola dans la Scout. La
tête du juge prit une forte inclinaison en arrière et la troisième balle de
Bobby Terry le frappa cinq millimètres en dessous de la lèvre inférieure, faisant
exploser ses dents qu’il avala en prenant sa dernière respiration. Son menton
et sa mâchoire se désintégrèrent. Son doigt pressa la détente du Garand dans
une dernière convulsion mais la balle se perdit dans le ciel blanc et pluvieux.
Et le silence descendit.
La pluie tambourinait sur les
toits de la Scout et de la Willys. Sur les cirés des deux morts. Seul bruit
jusqu’à ce que le corbeau prenne son envol du fil téléphonique en poussant un croâ rauque… Son cri fit sursauter Bobby Terry qui reprit ses esprits. Il descendit
lentement de la Willys, tenant toujours à la main son 45 fumant.
– Je l’ai eu, dit-il à la
pluie sur le ton de la confidence. Je lui ai fait la peau. Et pas qu’un peu. Troué
comme une passoire, le vieux. Bobby Terry lui a fait la peau. Plus mort que ça,
tu…
Mais avec une horreur
grandissante, il se rendit compte que ce n’était pas au juge qu’il venait de
faire la peau.
Le juge était mort, à moitié
affalé dans la Scout. Bobby Terry le prit par les revers de son ciré et le tira
vers lui, contemplant ce qui restait de son visage. Pas grand-chose en vérité, à
part le nez. Et même le nez n’était pas en super-forme.
Le juge ? Ça pouvait être n’importe
qui.
Et dans un brouillard de terreur,
Bobby Terry entendit la voix de Flagg qui leur avait dit : Je ne veux
pas leur envoyer de la marchandise avariée.
Nom de Dieu, ce machin-là pouvait
être n’importe qui. Comme s’il avait fait exprès de faire le contraire
de ce que Le Promeneur avait dit. Deux balles en pleine gueule. Même les dents avaient disparu.
Et la pluie tambourinait, tambourinait.
Les carottes étaient cuites. Point
final. Il n’osait pas aller à l’est, il n’osait pas rester à l’ouest. Il allait
se retrouver perché sur un poteau téléphonique ou… ou pire.
Pire ?
Avec ce cinglé qui rigolait tout
le temps, Bobby Terry ne doutait pas qu’il puisse y avoir pire. Alors, que
faire ?
Il se passa la main dans les
cheveux, contemplant le visage vraiment très esquinté du juge, essayant de
réfléchir.
Au sud. Voilà la réponse. Au sud.
Pas de gardes aux frontières. Au sud jusqu’au Mexique et si ce n’était pas
assez loin, jusqu’au Guatemala jusqu’au Panama, peut-être même jusqu’au Brésil,
nom de Dieu. Foutre le camp de ce sacré merdier. Plus d’est plus d’ouest, simplement
Bobby Terry, sain et sauf aussi loin du Promeneur que ses vieilles godasses pourraient
le port…
Un nouveau son dans l’après-midi
pluvieux.
Bobby Terry releva la tête comme
un pantin.
La pluie, oui, la pluie qui
tambourinait sur le toit des deux véhicules, le ronronnement des deux moteurs, et…
Un étrange tic-tac, comme des
talons usés de bottes martelant l’asphalte de la petite route.
– Non, murmura Bobby Terry.
Il se retourna lentement.
Le tic-tac se faisait plus rapide.
Au pas, au trot, au galop, le sprint final, et quand Bobby Terry se retourna
tout à fait, trop tard, il arrivait, Flagg arrivait comme un horrible et
terrible monstre sorti des plus épouvantables films d’horreur jamais tournés. Les
joues de l’homme noir étaient peintes d’un rouge joyeux, ses yeux brillaient d’une
lueur amicale, un grand sourire vorace retroussait ses lèvres qui découvraient
d’énormes dents, comme des pierres tombales, comme des dents de requin, et il
tendait les mains devant lui, et des plumes de corbeau noires et luisantes
flottaient dans ses cheveux.
Non, voulut dire Bobby
Terry, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
– HÉ ! BOBBY TERRY, T’EN
AS FAIT DU JOLI ! hurla l’homme noir en tombant sur le malheureux
Bobby Terry.
Il y avait des choses pires que la crucifixion.
Il y avait
les dents.